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Une traductrice blanche pour traduire une poétesse noire, une fausse bonne idée ?

Le choix de la traductrice blanche Marieke Lucas Rijneveld pour traduire la poétesse noire Amanda Gorman en néerlandais a fait couler beaucoup d'encre. Derrière ce débat se cachent des enjeux éminemment politiques et idéologiques qui nous confrontent aux inégalités dans nos sociétés. Toutefois, ce débat illustre aussi le problème que représente l'invisibilisation de ma profession.





Début de la polémique


Il est rare d'entendre parler de la traduction tant ceux qui en maîtrisent l'art se font discrets sur leur travail. Pourtant, il y a quelques jours, un débat s'est fait jour autour de la traductrice Marieke Lucas Rijneveld, choisie pour traduire la poétesse néerlandaise Amanda Gorman. La jeune poétesse (22 ans) a été révélée au monde lors de la cérémonie d'investiture de Joe Biden grâce à son poème The Hill We Climb (litt : la colline que nous escaladons). L'éditeur néerlandais Meulenhoff a ainsi désigné Marieke Lucas Rijneveld pour traduire Amanda Gorman. Habituellement, personne n'entend parler de la traduction et la poétesse aurait dû être traduite en néerlandais sans que quiconque aux Pays-Bas ne se rende compte qu'il s'agit d'une œuvre traduite, car c'est précisément cette invisibilité qui caractérise ma profession.


Une fois n'est pas coutume, le choix de la traductrice néerlandaise a suscité une vague de critiques non pas en raison de la qualité de la traduction, mais bien de la couleur de peau de Marieke Lucas Rijneveld. Amanda Gorman est une activiste afro-américaine qui s'intéresse aux questions concernant le féminisme, la marginalisation, les oppressions, les différences ethniques et la diaspora africaine. À l'inverse, Marieke Lucas Rijneveld est une femme blanche non binaire. Les opposants à ce choix regrettent une occasion manquée de confier ce travail à une Africaine, censée être plus proche culturellement de l'autrice. D'autres critiquent la mauvaise maîtrise du slam et les lacunes en anglais de Marieke Lucas Rijneveld.


Doit-on être culturellement proche d'un auteur pour le traduire ?


Faut-il être américain pour traduire un Américain ? Doit-on être une femme pour traduire une femme ? Est-il nécessaire d'être végétarien pour traduire un essai sur le végétarisme ? Je pense plutôt qu'il est indispensable d'être compétent pour traduire un auteur, quel qu'il soit. Le traducteur est un médiateur culturel et son rôle est de faire passer un écrit d'une culture à une autre. Nous sommes des ponts entre deux cultures qui ne se comprennent pas. L'un des points communs entre les traducteurs est notre amour pour les cultures étrangères et notre volonté de nous immerger totalement dans les cultures où nos langues sont parlées. Pour traduire un texte, mieux vaut choisir un traducteur issu du pays dans lequel sera publié votre document puisqu'il ou elle saura comment retranscrire votre texte dans sa langue maternelle pour susciter la réaction adéquate chez les lecteurs.


Pour ma part, je suis franco-belge et je traduis en français des documents rédigés en allemand, en italien et en anglais. Pourtant, je n'ai aucun lien ethnique avec les cultures des langues que je traduis. À mon sens, cette polémique n'a pas de sens, car elle témoigne d'une méconnaissance des efforts que fournissent les traducteurs afin de réaliser un travail de qualité : nous allons à la rencontre d'une autre culture pour ensuite la présenter à notre culture et c'est justement cet effort qui rend mon métier passionnant.


Une traductrice blanche est certes imprégnée de sa culture blanche, mais en tant que professionnelle de la traduction, sa déontologie lui impose de s'effacer au profit du message véhiculé par le texte source. Dès lors, de la même façon qu'un traducteur noir peut parfaitement traduire l'œuvre d'un auteur blanc, Marieke Lucas Rijneveld devrait pouvoir traduire les textes d'Amanda Gorman.

À mon sens, les seules caractéristiques qui importent pour un traducteur sont ses compétences et sur ce point, le choix de la traductrice me semble bien plus préoccupant que sa couleur de peau. La seule question à se poser est la suivante : Marieke Lucas Rijneveld maîtrise-t-elle suffisamment la traduction littéraire de l'anglais vers le néerlandais pour faire passer le message d'Amanda Gorman. Si la réponse est oui, le choix de cette traductrice était pertinent. Si la réponse est non, alors il est préférable de confier la traduction à un autre traducteur ou à une autre traductrice. Après tout, le traducteur et l'auteur ont rarement le même parcours de vie d'autant qu'on préfère généralement un traducteur dont le parcours est similaire à celui du public de la langue cible.


Mais dans le cinéma alors ?


Le cinéma est régulièrement accusé, à juste titre, de faire la part belle aux acteurs blancs en préférant confier aux personnes racisées des rôles stéréotypés. Ce faisant, le cinéma contribue à véhiculer des clichés racistes, car il met en lumière des rôles et leurs acteurs, pas toujours pour les montrer sous leur meilleur jour, et c'est précisément là que le septième art diffère de la traduction dont le protagoniste reste dans l'ombre.

Plus que le parcours de vie du traducteur, c'est la variante linguistique qu'il ou elle parle qui importe. Ainsi, je ne pourrais pas traduire un texte qui sera publié dans un pays francophone africain, car je n'en maîtrise pas les régionalismes. Dans ce cas, je préfère renvoyer mon client vers un collègue qui fera un bien meilleur travail de localisation que moi.


Un traducteur blanc peut-il traduire un auteur noir ?


Pour moi, c'est un grand OUI et c'est même la magie de ce métier. En tant que traductrice, mon rôle, c'est d'aller à la rencontre d'une culture qui n'est pas la mienne. Je retire énormément de chaque traduction que je réalise. La traduction est un lieu d'apprentissage permanent. Le traducteur et l'auteur communiquent pour clarifier les intentions du texte. Pour traduire une personne, il faut être doté d'une grande empathie dont la caractéristique est de pouvoir se mettre à la place d'autrui. Est-ce qu'un traducteur blanc rendra une traduction parfaite ? Non. La perfection est le Saint-Graal du traducteur : nous la cherchons sans jamais l'atteindre, indépendamment de notre couleur de peau, de notre identité de genre, de notre orientation sexuelle ou de notre sexe. En tentant de trouver un traducteur au parcours similaire à celui de l'auteur ou de l'autrice, le risque est de limiter le dialogue culturel et de construire des barrières là où le traducteur jette des ponts.


Quelle est votre opinion sur le sujet ? Quels sont vos critères lorsque vous engagez un traducteur ou une traductrice ? Laissez-moi un commentaire pour me faire savoir votre opinion.


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